PORTRAIT
Anne Azéma, à claire-voix
Vocaliste lumineuse et directrice charismatique de la Boston Camerata, Anne Azéma a conçu, pour les Flâneries Musicales, une véritable fresque sonore autour du patrimoine musical et littéraire médiéval de la région. Un programme sur mesure avec une série de cinq concerts, tour à tour grandioses ou intimistes, qui offrent une nouvelle perspective sur cette période souvent méconnue et pourtant si riche de l’Histoire.
Reconnue comme une des meilleures interprètes de la musique médiévale, la soprano française compte aujourd’hui parmi les figures de proue de la musique ancienne. Ses interprétations vibrantes, claires, originales et exaltantes de ce répertoire l’ont rapidement propulsée sur le devant de la scène internationale puis à la tête de la prestigieuse Boston Camerata aux Etats-Unis.
Pourtant rien ne prédestinait au départ Anne Azéma à ce destin américain. « J’ai grandi en Alsace, un peu par hasard, dans un milieu d’amateurs éclairés où la musique était totalement fonctionnelle. Durant toute mon enfance, j’ai été immergée dans un bain de musique et j’ai toujours « respiré » la musique de façon naturelle ». Elle suit ensuite un parcours classique avec études de musique, de chant et de musicologie aux Conservatoires de Colmar et de Strasbourg. C’est l’époque où la révolution baroque bat son plein en France. « Des musiciens comme Harnoncourt renouvelaient totalement l’interprétation des musiques anciennes. Cela a été une révélation pour moi ». Son professeur de chant l’envoie alors faire un stage dans le sud de la France auprès d’un jeune ensemble américain qui s’appelait… la Boston Camerata ! « Le courant est immédiatement passé avec Joel Cohen, se souvient Anne Azéma. Sous sa direction, la musique dite ancienne vivait, vibrait, avec une intensité émotionnelle incomparable. J’ai alors tout abandonné pour poursuivre mes études à Boston et je ne suis jamais vraiment revenue… ».
Faire vivre l’esprit de la musique…
Elle poursuit sa formation vocale à Boston puis à Londres et entame une brillante carrière de soliste, explorant sans relâche les arcanes de la musique médiévale. Pour autant, la soprano ne cède à aucune forme de monomanie et sert avec bonheur les répertoires les plus divers, de la Renaissance au théâtre musical du XXe siècle.
Membre clé de la Boston Camerata pendant plusieurs saisons, elle succède à Joel Cohen en 2008 à la tête de l’ensemble et s’engage dans sa propre découverte d’un répertoire peu fréquenté, allant de la musique médiévale aux mélodies américaines du XIXe siècle.
« Il y a dans ces répertoires une part de création passionnante. Il faut à chaque fois ré-inventer, définir une interprétation pour faire vivre l’esprit de cette musique ». Et c’est là, sans doute, que réside la plus grande force d’Anne Azéma et de la Boston Camerata. A chaque interprétation, on est captivé par la transparence lumineuse, la richesse des couleurs, la plénitude vocale qui subliment les répertoires abordés. Il suffit d’écouter les nombreux et magnifiques disques enregistrés par l’ensemble (notamment les albums Tristan & Yseult, Simple Gifts ou Liberty Tree) pour s’en convaincre. L’âme de la musique est bien présente…Pour l’heure on retrouve Anne Azéma pour ce cycle dédié aux trésors de la musique médiévale de la Champagne. Entretien.
Qu’est-ce qui vous séduit tant dans la musique du Moyen-Age ?
Anne Azéma : J’aime l’équilibre de cette musique. Pour moi, c’est une conversation à échelle humaine qui offre un équilibre éblouissant entre une facture d’une grande subtilité vocale, des textes poétiques et la possibilité de créer un lien avec ce qui nous entoure et nous construit.
Aux antipodes d’un Wagner qui voulait créer un son plus grand que l’enveloppe humaine, la musique médiévale me touche par son humanité
Quelles ont été les rencontres déterminantes dans votre parcours ?
Anne Azéma : Il y en a eu beaucoup ! Joel Cohen bien sûr mais aussi la mezzo-soprano Andrea von Ramm, chanteuse du légendaire Studio of the Early Music, qui a été un peu mon mentor. C’est elle qui a inventé en quelque sorte le chant médiéval. Elle a soulevé de manière très intelligente les questions autour des rapports et équilibres de la voix, de la couleur vocale, des dialectes vocaux et linguistiques… Dans un autre registre, ma rencontre avec la soprano anglaise Emma Kirkby a aussi été essentielle. Nous parlions beaucoup à Londres et elle m’a ouvert un rapport avec l’immédiateté émotionnelle de la voix, une piste qui m’intéresse énormément…
Comment passe-t-on d’une carrière solo de soprano à la direction d’un ensemble ?
Anne Azéma : Quand on chante ce répertoire ancien, il est impossible de ne pas être aussi impliquée dans la direction. Contrairement à un récital de Schubert où tout est écrit, il faut tout inventer. Il n’y a pas de canons existants dans la musique du Moyen-Age. Aucun document sonore de cette époque ne guide nos pas. Cela nécessite un travail d’ensemble, un engagement de tous les artistes, musiciens et chanteurs, pour définir une interprétation.
Comment définiriez-vous le style de la Boston Camerata ?
Anne Azéma : Par une énergie dans l’interprétation et un rapport à la musique très important. Nous sommes très attentifs à ce que l’un dit à l’autre, au dialogue concertant voix et instruments. La musique ne doit pas être un objet mais « couler » à travers nous pour privilégier l’émotion.
Comment avez-vous conçu ce programme de cinq concerts ?
Anne Azéma : Quand Jean-Louis Villeval m’a demandé de créer un programme pour Reims, de multiples possibilités ont aussitôt surgi. Comment ne pas penser à la cathédrale et donc à Guillaume de Machaut, chanoine de Notre-Dame, à la galerie des rois, à l’ange au sourire mais aussi aux multiples personnalités qui ont fait de la Champagne une région aussi importante au Moyen-Age sur le plan musical et littéraire ? Résultat, nous avons imaginé un cycle de cinq concerts qui sont tous représentatifs de l’histoire si riche de votre région.
Vous ouvrez ce cycle avec la Messe de Guillaume de Machaut. Quelles sont les caractéristiques de cette œuvre ?
Anne Azéma : Cette messe est restée dans les annales car c’est le premier cycle de messe complet, écrit par un seul et même compositeur. Machaut y introduit une nouvelle polyphonie, très belle et très forte par rapport au grégorien monodique. Les portes du ciel s’ouvrent quand les quatre voix parlent ensemble… C’est une œuvre grandiose mais attention on ne parle pas du Requiem de Berlioz ! La splendeur de cette musique tient à une somme de détails mis ensemble avec un art de la marquetterie extraordinaire. C’est une musique ciselée avec une respiration d’une grande ampleur, aussi haute que les colonnes de la cathédrale !
Vous montrez ensuite une autre facette de Guillaume de Machaut avec le concert Douce dame jolie ?
Anne Azéma : Ce programme, créé et dirigé par Joel Cohen, montre le côté amoureux de Guillaume de Machaut, chanoine vieillissant qui écrit dans le « Voir dit » de magnifiques chants d’amour pour la très jeune Péronne d’Armentière, grande amatrice de sa musique et véritable groupie du maître. Il faut savoir que Machaut était très connu à l’époque, c’était en quelque sorte le Boulez du XIVe siècle ! Le concert décrit en musique et en narration, cette aventure amoureuse au fil d’un dialogue concertant où voix et vielle se marient idéalement.
Que représente Thibaut de Champagne dans le paysage du XIIIe siècle ?
Anne Azéma : Roi de Navarre et Comte de Champagne, Thibaut de Champagne est une figure majeure de l’échiquier politique du XIIIe siècle et un des plus grands trouvères français du Moyen-Age. Amoureux du « grand chant », genre spécifiquement lorrain et champenois, il offre la vision d’un homme dans une position de pouvoir, dans sa vie à la fois amoureuse et politique à travers de très beaux chants d’amour, des réflexions sur les croisades, le pouvoir, mais aussi sur sa vie spirituelle et une certaine méditation philosophique.
Qu’est-ce qui se cache sous le titre « Porte du ciel, source de miel » ?
Anne Azéma : C’est un programme tout en raffinement en hommage à l’ange de Reims, conçu pour trois voix féminines. On est ici dans le grand répertoire des chansons mariales du 12e et 13e siècle où de grands poètes célèbrent la Vierge. Il s’agit de musiques non liturgiques, de chansons spirituelles et de très beaux textes narratifs, signés notamment de l’immense poète Gauthier de Coincy.
« Une galerie de rois et de héros » vient clôturer ce programme très dense…
Anne Azéma : Ce dernier concert rend hommage aux statues déposées au Palais du Tau et lève le voile sur plusieurs rois réels ou imaginaires comme David, Salomon, Arthur, Marc… Il présente, en musique et en textes, une réflexion politique, qui peut être critique, drôle ou émouvante, sur les différents visages du pouvoir.
Comment abordez-vous ce répertoire médiéval ?
Anne Azéma : Loin de nous enfermer dans une vision passéiste, il s’agit de créer un équilibre entre qui nous sommes en 2011 et la musique ancienne. Nous ne sommes pas dupes. Nous ne faisons pas de la musique de 1340, nous savons bien que nous faisons une œuvre pour notre temps, composée à partir d’éléments médiévaux. On pourrait comparer notre démarche à celle de la restauration d’un tableau. Il est indispensable de nettoyer une toile ancienne pour en révéler les couleurs mais il faut trouver le bon dosage pour éclairer le tableau sans effacer la peinture d’origine. Le langage musical et vocal se doit d’être juste sans tomber dans une fausse authenticité
Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur
Anne Azéma : Continuer dans les sillons déjà tracés pour tout ce qui relève de la musique médiévale et poursuivre mon travail sur les musiques américaines, un répertoire que j’ai découvert avec la Camerata. C’est une musique à la fois simple et fervente, qui relève tantôt de résurgences européennes médiévales, tantôt d’un ton populaire et qui me touche énormément.
Propos recueillis par Anne de La Giraudière – Flâneries Musicales 2011